Nouvelettes

Huit petites nouvelettes

 

 

DANS MON IMMEUBLE

… les gamins sont des feignants. Il y a un ascenseur pour quatre petits étages. Lorsqu’il m’arrive de sortir, ou de rentrer chez moi (j’habite au dernier), j’en vois attendre devant. Je ne leur dis pas, mais ils pourraient prendre les escaliers. La demi-douzaine de mamies, je comprends. Mais les jeunes ! Ils n’ont aucun courage, pas une once de volonté. En plus, ils ne sont pas civils. Si une vieille avait besoin de l’ascenseur à ce moment-là ? Mais je les aime bien les jeunes. Alors une nuit, j’ai trafiqué l’ascenseur. Il ne serait pas dépanné avant quinze jours, je connais mon quartier.

Les premiers temps, je me suis bien amusé. La sueur perlait sur les tempes des petits obèses impubères. Puis je me suis désintéressé de l’affaire. Il me fallait boucler un projet de zone commerciale. J’étais charrette pour au moins une semaine, comme on dit dans mon métier. Je me suis nourri de pizzas congelées, de cassoulet en boîte et de pain de mie. Mais au bout de quatre jours, il m’a fallu descendre acheter un paquet de café.

Je commençais à regretter ma petite plaisanterie en voyant arriver ma voisine de palier, courbée et plantée sur ses cannes, le visage rouge et marmonnant “c’est pas possible par la sainte vierge”. Au troisième, madame Bourlier était assise sur une marche. J’hésitai à lui proposer mon aide, mais continuai. Au second, madame Dupontier était étendue, sans connaissance, à deux pas de sa porte. J’allai remonter chez moi pour appeler les pompiers, mais leur sirène retentissait déjà dans la rue. Madame Dupontier était inerte. Morte, peut-être.

C’est ce que me confirmèrent les pompiers cinq minutes plus tard, ajoutant qu’il en allait de la responsabilité de l’entreprise de dépannage. La petite-fille de la défunte et héroïque grand-mère pleurait à n’en plus pouvoir. Elle m’irritait. Encore une gourde qui finirait quintal et mettrait pour la première fois les pieds dans une salle de gym à cinquante ans.

Beurk !

Eh oui.

Mouais.

Eh !

Pfeu.

Je ne pus m’empêcher de dire à cette grue : “Que ça te serve de leçon”.


<Fin>

R.A.

 


LIBERATION

“J’étais le meilleur dans ma partie, au sommet de ma carrière je commandais à cinq employés, des Arabes… eh ! des sacrés bosseurs malgré tout ce qu’on en dit…”.

J’avais eu le malheur de m’arrêter pour lui donner un euro. Je pouvais passer mon chemin, mais ne m’en sentais pas le courage. J’écoutais distraitement. Mon attention était surtout fixée sur son moignon, au niveau du coude droit.

“J’étais richissime. Même les Transporteurs Bretons ne venaient pas bosser dans mon secteur, c’est dire. Dix déménagements par jour, vous vous rendez compte !”.

Je ne me rendais pas vraiment compte. Son moignon dessinait des cercles dans l’air, comme pour m’indiquer l’importance de ce fait.

“Quoique, je comprends que vous compreniez pas, vous êtes sûrement fonctionnaire, ça se voit comme le nez au milieu de la figure… vous avez jamais eu à gérer une telle affaire…”.

Je lui ai dit que j’étais prof de biologie. Son moignon s’est tout à coup figé.

“Ah ! Eh bien mon histoire va vous intéresser alors ! Vous aimeriez savoir comment j’ai perdu mon bras, hein ? Je vois qu’il vous intéresse…”.

Je n’en avais cure. Mais je ne pouvais détacher mon regard du moignon. Je ne savais pas pourquoi.

“C’était il y a cinq ans. Je finissais de déménager une bourgeoise, tout seul, Abdel et Momo m’avaient laissé en rade. Faut dire, c’était un samedi soir, je ne leur en veux pas, il ont droit de s’amuser un peu quand même. Sa maison était paumée dans la campagne. Le plus dur avait été fait la veille, elle m’attendrait dans son appartement du Seizième le lendemain. Y’avait plus que des babioles. Enfin normalement. Le dernier carton chargé, je me suis rendu compte qu’il restait un vaisselier. Un truc énorme, mais j’allais pas le laisser en plan, je me suis mis dans l’idée de le porter tout seul. J’étais à jeun je le jure ! Mais voilà, le vaisselier m’est tombé sur le bras. Coincé, impossible de le bouger d’un pouce, une vraie merde. J’ai tout tenté pendant des heures, rien à faire”.

Son moignon devenait fébrile, traçant rapidement des figures kabbalistiques.

“A six heures du matin, je me suis réveillé. Je m’étais évanoui je sais pas combien de temps. Une douleur incroyable, je crois bien que j’étais en train de crever ! Alors j’ai sorti mon canif avec ma main valide. J’ai pas réfléchi plus de dix secondes, j’aimerais vous y voir, vous. Bien sûr j’aurais peut-être dû attendre des secours, ils se seraient bien inquiétés… mais j’ai pris la décision et j’ai eu raison, je suis sûr que je serais mort à cette heure-ci… Il m’a bien fallu une demi-heure pour découper mon bras, si si, je vous jure ! J’ai pas bronché, pas un mot, pas un hurlement ! Je me suis mordu la langue, j’ai failli la perdre aussi. Puis ça a été fini, je suis parti en courant, la première habitation était à deux bornes. Les fermiers m’ont accueilli avec gentillesse, ils m’ont même offert du café et des gâteaux. Et puis après, après, bon ce serait trop long alors voilà, je suis ici, à faire la manche. Merci pour la pièce au fait. Vous auriez pas une clope ?”.

Je ne savais pas quoi dire. Finalement je me suis décidé.

“Non. Vous devriez écrire un bouquin, vous feriez fortune”. Sur ce, je suis parti, Monique m’attendais depuis au moins un quart d’heure.

<fin>

R.A.



DERNIÈRE RONDE

Rémy m’avait appelé à six heures du matin, inquiet et excité, me demandant de lui passer Paul, qui dormait à mes côtés. Bien sûr, je ne l’avais pas réveillé, et m’était levé, ne pouvant me rendormir. Puis ce fut au tour d’Elsa d’appeler, vers huit heures. Paul prenait son bain. Elle se proposait de nous conduire au Majestic Hotel.

Je suis allé faire trois courses. Mon portable à sonné cinq fois. Rémy, qui n’avait pu avoir Paul, voulait savoir s’il avait travaillé la variante Rodrigues de la Nimzovitch du pion roi, car Adams la jouerait sûrement. J’en savais foutre rien. Marie, son ex-femme, me prévenait qu’elle ne nous laisserait pas Marius le week-end prochain. Je lui demandai de joindre directement Paul à la maison. Rémy appela, me disant que Paul ne répondait toujours pas. Hélène voulait savoir si on pouvait se voir un de ces soirs, et Rémy rappela encore pour dire qu’il faudrait peut-être bosser aussi la Dupin accélérée.

A mon retour, Paul était toujours dans la salle de bain. Il avait fermé la porte à clé. Avant ses parties, il s’isole toujours. Un bon joueur d’échecs peut jouer les yeux fermés, et je l’imaginais, dans son bain, en train de visualiser les dernières partie d’Adams. Je ne pouvais rien pour lui : je ne comprends pas ce jeu, et mon champion avait besoin de rester seul avec ses pièces mentales.

Au Majestic, à quatorze heures, il jouera la dernière ronde des championnats d’Europe d’échecs. Il est à égalité de points avec Adams, 70 ans, qui fut autrefois candidat au titre de champion du monde. Le vainqueur remportera le trophée. Paul n’est pas un grand nom des échecs. Il est simple Maître International, et sa présence à ce niveau est une surpise.

A onze heures, le président du club de Clichy a appelé, proposant à Paul une place dans l’équipe première l’an prochain. Mille cinq cent euros par mois plus les frais de déplacement. A midi, j’ai laissé notre répondeur s’occuper de la mère de Paul. Il était toujours enfermé dans la salle de bain, dont aucun bruit ne filtrait. A une heure, cela devint très inquiétant. Elsa était là, prête à nous amener. Je tambourinai à la porte, sans succès.

A une heure quarante-cinq, je défonçai la porte. Paul était accroupi, nu, dans la baignoire vide. Je croisai un regard vitreux. Je lui demandai ce qui se passait. Il me répondit :

” Hervé, je ne peux pas y aller.
- Pardon ?
- Je suis cloué. Si je bouge, mon roi meurt, mangé par la reine”.

Paul se prenait pour un cheval.

<fin>

R.A.



GLOIRE  A LUCIEN

L’homme entra dans la petite salle des fêtes. Sur le podium, il vit le présentateur, et derrière leurs pupitres, deux candidats. Il resta debout et écouta.

“… question de Mr Louis Garon, de Pouillac. Quel est le nom du parti politique espagnol qui mena les forces anti-réactionnaires lors de la guerre d’Espagne ? Maryse, en tant que prof, vous devriez savoir…
- Le parti communiste ? proposa Roger.
- Non, Roger, pensez à…
- La Fédération Anarchiste ? insista-t-il.
- Toujours pas, pensez à Prosper Youpla…
- Le Boum ! cria Roger.
- Ah, presque…
- Le Poum ! dit enfin Maryse.
- Oui, bravo ! Applaudissez nos candidats, et aidez-les à prendre leur décision !
- Su-per-Ban-co ! Su-per-Ban-co ! Su-per-Ban-co ! cria de concert la salle des fêtes.

Roger et Maryse partirent finalement sans tenter le Super Banco. Louis Bozon mit un terme à l’émission. “Chers auditeurs de France Inter, à demain, si le cœur vous en dit !”. L’homme attendit quelques instants que la salle se vide, puis se dirigea vers le présentateur.

“Monsieur Bozon, bonjour, je tenais à vous faire part de mon admiration, j’aime beaucoup ce que vous faites…
- Cher monsieur, vous me flattez, et…
- cependant, j’avais un ou deux griefs à vous faire…
- mais certainement ! Les remarques des auditeurs sont toujours les…
- d’abord, concernant votre débit de voix, je le trouve légèrement en deçà de celui, magistral, de Lucien Genesse, votre illustre prédécesseur, et…
- certes, gloire à Lucien, mon maître ! Mais…
- … et s’il était populaire, je vous trouve quant à vous populiste…
- je…
- … et votre choix de questions des auditeurs laisse un peu à désirer. Je remarque que depuis que Lucien est parti, vous ne sélectionnez que très rarement les miennes.

Louis Bozon fit mine de tendre la main à l’importun, lui disant :

- Eh bien monsieur, je prends note, et j’en tiendrai compte. Vous savez, nous recevons mille questions par semaine, toutes aussi bonnes les unes que les autres. Je dois aller manger maintenant…

Il se retourna sans rien dire de plus et se dirigea vers la sortie. Mais l’homme le suivit, et continua son diatribe.

- A vrai dire, tout cela ne serait pas bien grave s’il n’y avait le problème de ma dernière question, qui a été sélectionnée la semaine dernière.

Louis Bozon, qui était sorti de la salle des fêtes, s’arrêta et se retourna vers l’inconnu, qui poursuivit.

- … oui, souvenez-vous : ma question était ” qu’est-ce qu’un mecascriptophile ?”, mais vous l’avez posée en ces termes : “que collectionne un mecascriptophile ?”, ce qui a aidé considérablement les candidats, qui ont trouvé rapidement la réponse ! Vous rendez-vous compte ? Croyez-vous que les auditeurs prennent leur rôle par dessus la jambe, pour ne pas respecter leur travail ?

Louis Bozon, manifestement atterré, voulut prendre la parole, mais l’homme ne lui en laissa pas le loisir, finissant son discours en mettant la main dans sa poche.

- Mais je suis prêt à passer l’éponge sur cette petite erreur, monsieur Bozon ! Ce que je ne vous pardonnerai jamais, c’est d’avoir tenté d’égaler Lucien sur votre formule d’au revoir : votre pitoyable “A demain si le coeur vous en dit” n’égalera jamais son “A demain si vous le voulez bien”.

L’homme frappa deux fois les joues du présentateur avec le mouchoir blanc qu’il avait sorti de sa poche.

<Fin>

R.A.



LE TRAGIQUE DESTIN DE Z

Cela se passait alors qu’on les vendait encore à l’unité. Z. était au sommet du tas, dans une belle boite en bois d’acajou. Dans le bar-tabac, les ouvriers de Renault buvaient l’apéritif. Max essuyait des verres derrière son comptoir. Nadine, sa femme, faisait la quatrième à la couinche. Un client entra, et vint se planter face à Max. Il portait une gabardine grise, un pantalon de velours et des santiags. Ses cheveux tombaient crasseusement sur un long cou nerveux. Ses mains tapotaient fébrilement sur le comptoir. Il paraissait impatient, lorgnant vers Max. Finalement, il commanda : « un ballon de rouge ». Max renifla, et ouvrit une bouteille sans étiquette. Il servit le rouge. L’homme à la gabardine lui demanda s’il avait des cigarettes au détail. Max lui désigna la boîte sur le comptoir.

Une vie de cigarette mériterait d’être décrite dans le moindre de ses détails. Pour certaines, l’existence est plus courte que celle d’un papillon. Si elles le savent, il leur faut alors la brûler rapidement, et par les deux bouts. Tout plaisir minuscule est bon à prendre : la caresse d’un doigt juvénile, la légère brise d’autan avant la flambée finale, l’âpre odeur de sueur du coureur de fond après l’effort. D’autres ont à faire face à l’ennui. Leur esclavage est amer : se sachant condamnées, mais sans connaître l’heure du trépas, elles doivent supporter la promiscuité suante de leurs sœurs. Elles envient celles qui appartiennent à de gros fumeurs, celles qui s’allument à l’improviste, après l’amour, après manger, pendant que boire, ou pendant que manger et faire l’amour et boire tout en même temps.

L’homme semblait hésiter. Il était là, face à la boîte, dodelinant sur ses grandes jambes, chantonnant et souriant. Il prenait une cigarette, la caressait, la reniflait, lui récitait quelques vers de poésie, puis lui marmonnait de doux mots et la sermonnait gentiment avant de la replacer délicatement dans la boîte. Et le même manège pour chacune, avec quelques variantes imperceptibles. Les clients finirent par s’étonner. Le silence se fit dans la salle.

L’inconnu n’y prêta aucune attention, continuant de faire la cour aux tiges. Gênée, Nadine se leva. Peut-être avait-elle pris en sympathie ce bougre. Elle s’approcha, et lui posa la main sur l’épaule, s’apprêtant à lui sourire. Celui-ci eut un petit sursaut, se retourna rapidement vers elle, puis fixa à nouveau son attention sur la boîte. Sa main planait au-dessus d’elle, comme pour y chercher un fluide.

Finalement, Z. fut choisie. L’homme la tint quelques instants devant lui, au niveau des yeux, la tournant et retournant, l’observant sous toutes les coutures. À sa moue indécise succéda un air résolu. Il se tourna vers Nadine. Celle-ci n’hésita pas une seconde et sortit son vieux Dupond, en tourna la molette et présenta la flamme à l’inconnu. Le regard de celui-ci était désespérément vide. Soudain, il se cassa en deux, se recroquevilla, jusqu’à s’affaisser au pied du comptoir, couché de tout son long comme un poivrot.

Z. se sentit se désagréger en mille morceaux au creux d’une paume moite. Les derniers mots qu’elle entendit furent : « J’en ai ras le cul. J’arrête».

<fin>

R.A.



INNOCENTE PROIE

Après son divorce, Maurice Leblanc aménagea au dix, avenue Leroux. l’appartement était poussiéreux, et le balcon infesté de chiures de pigeons. Il employa une aide-ménagère. Mathilde se sentit si bien chez lui qu’un mois plus tard il lui passa la bague au doigt.

Maurice ne voulait pas que Mathilde continue les ménages de peur qu’elle s’amourache d’un autre de ses clients. Lorsque le sol, la poussière, la lessive, le repassage étaient faits, qu’elle se lassait de la télé, que Nostalgie repassait pour la cinquième fois « Hotel California », Mathilde n’avait plus rien a faire. Elle prit l’habitude d’appeler un numéro vert, pour qu’un jeune éphèbe vienne la divertir moyennant salaire et verres d’alcool. Le douzième tomba amoureux d’elle. Mathilde décida de plaquer Maurice pour lui.

Mais pourquoi partir les mains vides ? Mathilde désirait amener son jeune amoureux vivre sous les tropiques. L’abandon de domicile conjugal ne payant pas, elle se procura du poison.

Elle organisa un dîner à trois, en présence de son amant, pour que, complice, il ne se dérobe point. Il fut présenté comme un lointain neveu. Au dessert, elle servit trois coupes de glace. On papotait, Maurice proposa d’arroser la glace de Calva. Pendant que Mathilde allait chercher de l’eau, il se servit, puis, confus, s’excusa de son impolitesse et passa sa coupe à l’invité. La conversation continua, mais fut brutalement interrompue : l’éphèbe toussa, fut pris de tremblements, puis s’affala sur le parquet lustré.

Mathilde était tétanisée, le regard vide fixé sur le corps de l’éphèbe, étendu, les bras en croix. On sonna alors à la porte. Ce fut Maurice qui alla ouvrir au commissaire Garnier. Celui-ci entra, fit un petit signe amical à Maurice, posa son veston sur une chaise, s’approcha de Mathilde, et lui passa les menottes aux poignets. Il demanda à Maurice d’appeler une ambulance.